18 mars 2012

Carré rouge, plus quelques bleus (par Richard Tremblay)

Ils sont une centaine à défiler bruyamment sur la Principale. Leur trajet les fait passer devant le délicatessen. Le regard de Fernande est brouillé par la nostalgie; s’il n’y avait pas eu cette terrible  affaire du passé, son gars serait là avec eux autres, un carré rouge à la manche, une pancarte à la main disant Mange d’la marde Charest. Tout le cegep est là, on dirait; il y a pas l’air d’en manquer un. De temps en temps deux ou trois étudiants entrent Chez Fernande pour s’acheter quelque chose à boire – Crier ça donne soif ! – en parlant fort et en riant joyeusement. Ils paient, quelques comiques réclament en rigolant la gratuité du café, puis ils sortent reprendre leur place dans la parade.
Ils sont là depuis le matin, scandant des slogans, toujours les mêmes. Foi de Fernande, ils sont sages et tranquilles. Comme la ville est petite, ils tournent en rond. La Principale sur toute la longueur, le chemin des Minots, la rue Delisle jusqu’au Cegep, le chemin McTavish, la 4e Rue, la 2e Avenue, la ruelle de la Fonderie, puis retour sur la Principale et ainsi de suite...
Ils tournent parce qu’il n’y a pas de bureaux de ministre à occuper (coin perdu sans valeur électorale), pas de centre d’emplois (les jobs sont au Mexique maintenant), pas d’agence fédérale, pas de, pas, pas de, même le bureau de poste a fermé… Alors les étudiants refont sans cesse le même chemin en chantant les mêmes slogans.
La police municipale suit le cortège. L’effectif est là au grand complet. L’enquêteur Léo et les quatre agents, entassés dans la petite voiture de service de Léo, parce que le cruiser est au garage. Chaque fois que la Focus passe devant le délicatessen, on entend deux petits coups de klaxon, pout pout, et Léo envoie par la portière un babaille de la main à Fernande.  Les étudiants ont vite compris le manège. Au troisième tour, passant encore devant Chez Fernande, un petit groupe reprend le pout pout de la Focus, avant d’envoyer la main à Fernande. À chaque tour un nombre plus grand d’étudiants participe. L’atmosphère est bon enfant.
À quatre heures, à la demande d’un conseiller de l’Action citoyenne, l’escouade tactique de la SQ arrive en trombe. Précédés par un véhicule blindé, une trentaine de solides gaillards cuirassés débarque sur la Principale tout juste devant les manifestants.
« C’est assez. Allez-vous en chez vous. C’est fini pour aujourd’hui, » crie un policier qui a l’air d’être le chef.
La première ligne d’étudiants arrête, mais les autres derrière n’ont rien entendu. Ils ne voient rien non plus. Ils avancent, poussant, contre leur gré, ceux d’en avant sur le barrage policier. Ça se passe sous le regard de Fernande. Il y a des cris de protestation devant, ça rouspète derrière. Le policier en charge donne un avertissement sévère.
Puis Fernande pousse une exclamation de surprise en voyant le gros Léo, sorti en catastrophe de la Focus, chemise relevée sur son énorme bedaine, qui se précipite vers les gars de la SQ pour tenter de faire le point.
C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Un mouvement de foule impossible à juguler, un gros bonhomme qui court vers la police, son arme (de service, mais la police ne le sait pas) bien en vue sous son coupe-vent qui flotte dans les airs. Une foule, un gun. Il n’en faut pas plus.
La police sonne la charge. Derrière la vitrine du déli, Fernande étouffe un cri d’agonie. Maurice sort de la cuisine et vient la rejoindre. La fille de son gars est là-dedans. Il veut sortir. Fernande s’accroche à lui. Des engins fumigènes volent, des grenades assourdissantes pètent. Les jeunes crient, hurlent d’incompréhension. Ils fuient, refoulent vers l’arrière, tentent de trouver refuge n’importe où. Léo est projeté par terre et deux policiers de la SQ se jettent dessus et pour lui faire goûter leurs matraques.
Pendant quatre minutes, c’est la kermesse héroïque. L’assaut des walkyries. La blitzkrieg locale. Les policiers cognent et frappent comme des demeurés. Taïaut, taïaut ! Cette démonstration de force fonctionne et rapidement le calme revient sur la Principale. Les étudiants dispersés, il ne reste plus que quelques policiers de la SQ dans la rue. Ils tournent en rond, boucliers et matraques en mains, prêts à intervenir sur une scène où il ne passe plus rien. Par terre, des pancartes, des espadrilles dépareillés, des foulards, des lunettes, des cells que les policiers écrasent d’un coup de talon...
Au loin on entend la plainte d’une ambulance qui arrive. Puis d’une deuxième. S’il en faut d’autres, il faudra les faire venir d’ailleurs.
***
Le nez et les yeux poivrés, Léo a vomi sur une banquette de Chez  Fernande où il a trouvé refuge après sa ratonnade. Il fulmine : Les ostis de sans dessein ont visé n’importe où, ont tiré n’importe qui, sans provocation. Il a vu les jeunes par terre, les bœufs de la SQ se précipiter sur eux comme des sacraments de mongols finis. Y’a pas un animal qui fait ça, sauf le bœuf mongol de la police.
Léo a mal partout. Osti, osti, osti. Son costume est déchiré, beurré de morve. Il saigne. Fernande le panse. La Principale est souillée par le sang. En face, la vitrine du Bilodeau Pool Room a été fracassé quand des policiers ont lancé une étudiante à travers. Ils l’ont sorti de là, ensanglantée, inerte, en lui frappant les jambes à coups de matraque pour la faire tenir tranquille alors qu’elle ne remuait plus. Ils l’ont amené dans le véhicule blindé, qui n’a pas bougé depuis. Pour cette fille-là, c’est fuck l’ambulance.
Entre deux sanglots, Fernande dit à Léo :
­­– Il reste de la soupe d’à midi,  mon Léo. Je vais t’en chercher un bol. Ça va te faire du bien. Pis après on va aller ensemble à l’urgence. Je ferme pour aujourd’hui.
– Laisse faire l’urgence. Ça va être plein. Imagines-tu ça, Fernande. Plein d’étudiants avec des polices qui rôdent autour. (Léo ferme les yeux.) Je fais le même métier qu’eux autres, Fernande, mais ces kids-là je les connais quésiment toutes. Je vis avec. J’ai vu les deux gars de Barnabé, la fille de Sylvie, même le bollé de fils à Lucien était là. Bonyenne. Après-demain je vais devoir les regarder dans les yeux, ces enfants-là… C’est rien que des enfants.
Fernande dépose un bol de soupe tiède devant Léo.
– Mange, Léo, ça va te faire du bien. C’est de la soupe au poulet.

3 commentaires:

Grand-Langue a dit…

On oublie que les interventions policières, voire guerrières, n'ont rien à voir avec les motifs de la manif, avec les manifestants.

De fait, les policiers, en acceptant de pratiquer ce métier, acceptent de taper sur leur père ou sur leurs enfants si l'ordre leur en est donné!

Entre les deux il y a les chefs policiers, les chefs politiques, les représentants des manifestants. C'est là que ça se joue.... ou que ça ne se joue pas.

Une fois les ordres donnés, une fois la charge annoncée, il n'y a plus rien à faire, on ne peut plus hésiter ni compter sur la réflexion.

C'est fou.

Grand-Langue

richard tremblay a dit…

Fichtre, on croirait Z, moins Yves Montand !

Gen a dit…

Ouch, ce billet me rappelle de bien mauvais souvenirs. 6 à l'Uqam, ça ne se fait pas sans voir quelques manifs étudiantes...